vendredi 28 janvier 2011

Les puissants flibustiers du Sénat

Une poignée de sénateurs démocrates ont échoué jeudi à réformer la sacro-sainte règle du filibuster - cette procédure typique du Sénat américain qui vise à bloquer l'adoption d'une loi en prononçant pendant des heures d’interminables discours sans s’arrêter. Les chefs des deux partis ont cependant accepté de restreindre quelque peu son usage.

Filibuster : tout le monde a entendu parler au moins une fois de ce terme signifiant à l'origine « pirate » et qui fut brillamment illustré par James Stewart dans le film de Frank Capra de 1939 « Mr. Smith goes to Washington » (Monsieur Smith au Sénat). Cette technique parlementaire a été utilisée pour la première fois au Sénat des Etats-Unis en 1837. Elle permet à un sénateur, en général de la minorité, de garder la parole sans discontinuer durant plusieurs heures, en évoquant tout et n’importe quoi (certains ont lu l’annuaire téléphonique ou la Bible), afin de provoquer le retard d’un débat ou le blocage d’un vote soutenu par la majorité.

La seule façon de contrer un filibuster est de réunir 60 sénateurs, sur les 100 que compte la Chambre haute, et de voter la « clôture ». Le record du plus long filibuster de l’histoire du pays revient au sénateur ségrégationniste de Caroline du Sud, Strom Thurmond, qui en 1957 parla pendant 24 heures et 18 minutes pour empêcher le passage de la loi sur les droits civiques. Il échoua.


James Stewart dans le rôle du sénateur Smith

Plus récemment, le sénateur indépendant du Vermont Bernie Sanders (le seul élu du Congrès à se présenter comme « socialiste-démocrate ») a lancé un filibuster contre la prolongation des exemptions de taxes adoptées sous l’ère Bush. Pendant huit heures et 37 minutes, ce septuagénaire a discouru sans relâche, debout à son pupitre, pour dénoncer le texte faisant l’objet d’un compromis bipartisan et conspuer « l’hypocrisie » des républicains qui prônent la réduction des dépenses gouvernementales tout en soutenant les réductions d’impôts pour les plus riches. Son filibuster est resté toutefois symbolique car Sanders n’a bloqué aucun débat et n’a même jamais eu l’intention d’empêcher le vote, prévu deux jours plus tard. Mais son action a fait du bruit - son staff ayant été particulièrement actif sur Twitter et Facebook.

Une arme aux mains de la minorité

De nos jours, ce genre de filibuster « fleuve » reste très peu utilisé. Un sénateur de la minorité peut simplement annoncer un filibuster contre un projet de loi ou contre l’ouverture d’un débat et la majorité doit alors recueillir le soutien de 60 sénateurs pour le contrer. Les républicains en ont fait un sport de combat durant la première moitié de mandat du Président Barack Obama, poussant les démocrates de la majorité à procéder à pas moins de 89 votes pour annuler leurs filibusters. Las de ces abus et blocages incessants, une poignée de sénateurs démocrates ont ainsi voulu profiter de la mise en place du nouveau Congrès début janvier pour réformer les règles de cet outil parlementaire.

Tom Udall (Nouveau Mexique), à la tête de l’initiative, a déposé une série de propositions demandant par exemple que tout sénateur procédant à un filibuster prenne véritablement la parole pendant plusieurs heures pour débattre du fond du sujet. Il a par ailleurs suggéré que l’on ne puisse pas lancer de filibuster contre l'ouverture d'un débat et plaidé pour que le Sénat change ses règles internes à la majorité simple (51 voix) plutôt qu'à la majorité des deux tiers (67 voix) comme c’est traditionnellement le cas - la Constitution des Etats-Unis restant muette sur la question.

Le filibuster de Bernie Sanders le 10 décembre
dernier a duré plus de huit heures

Udall et ses alliés n’ont cependant pas pu aller bien loin car le chef de la majorité démocrate Harry Reid (Nevada) et son homologue de la minorité républicaine Mitch McConnell (Kentucky) ont négocié ce jeudi en coulisse un « gentlemen’s agreement » s’opposant à toute révision en profondeur des règles du filibuster. Les deux hommes rejettent ainsi l’idée d’obliger les sénateurs à parler pendant des heures et bannissent « l’option nucléaire » consistant à changer les règles du Sénat à la majorité simple. Exit aussi la proposition de contrer un filibuster par 51 voix plutôt que par 60. Leur accord prévoit néanmoins de restreindre quelque peu l’usage du filibuster, en le limitant notamment aux votes des lois et aux nominations, ou encore en réclamant que tout sénateur lançant un filibuster explique ses motivations.

Udall s’est dit déçu du résultat, soupçonnant le leader démocrate de n’avoir pas soutenu sa réforme par peur d’avoir à le regretter. Car si dans deux ans les démocrates retombent dans la minorité, ils souhaiteront à leur tour disposer d’une arme pour empêcher les républicains de passer certains textes comme l'abrogation de la réforme sur la santé.

Bataille d'amendements en France

La pratique du filibuster n’existe pas en France mais l'opposition à l'Assemblée nationale peut faire obstruction à un texte en déposant un nombre extrêmement important d'amendements et en exigeant la discussion de chacun d'entre eux. L'objectif est généralement de forcer le Premier ministre à intervenir et à passer en force la loi en recourant au très impopulaire article 49.3. Le record en la matière est détenu par les députés socialistes et communistes qui en 2006 ont déposé 137 537 amendements afin de contrer le projet de loi relatif au secteur de l'énergie prévoyant la privatisation de Gaz de France. Finalement, le texte a été adopté avec les voix des seuls députés de la majorité de droite sans que le gouvernement ait à recourir au 49.3.

Au Parlement européen, il n’existe aucune possibilité de mener un filibuster ni même une bataille d’amendements car lorsque des centaines d’amendements sont déposés en plénière ils sont en général regroupés par amendements de compromis et/ou votés en bloc.

3 commentaires:

  1. très interessant ces rouages de flibustiers qui peuvent sembler archaiques...voir très archaiques...

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  2. ah enfin je comprends le terme "Filibuster"..
    mais c'est tragicomique cette histoire. Heureusement qu'on n'a pas ça au PE..

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  3. en ce qui me concerne je préfère la procédure "filibuster" que la procédure française de dépôt d'amendements multiples. Mais il faut beaucoup de courage au flibustier, je ne connaissais pas cette action, c'est assez surprenant...
    Monique /Marseille

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